Me Jacques LETANG a été invité à intervenir durant la réunion du Conseil de Sécurité sur la situation en Haïti et le mandat du Bureau Intégré des Nations-Unies (BINUH) tenue le vendredi 19 juin 2020.
Madame la Présidente, honorables représentants des Etats Membres du Conseil de Sécurité,
C’est avec plaisir que je prends la parole pour vous apporter un éclairage sur la situation haïtienne en ma double qualité de Président de la Fédération des Barreaux d’Haïti (FBH) et de membre du Bureau des Droits Humains en Haïti (BDHH).
L’épidémie du coronavirus a profondément marqué le monde. Haïti n’est pas épargnée par cette vague, mêlant risque sanitaire, mise à l’épreuve des institutions et crise économique. Les services publics sont quasiment défaillants. Les droits les plus élémentaires ne sont pas garantis, alors que la dépréciation de la gourde et la saison cyclonique mettent directement en jeu la vie de millions d’haïtiens déjà en insécurité alimentaire. La propagation rapide du virus est particulièrement inquiétante en prison où les conditions de détention ne cessent de se dégrader. On attend jusqu’à présent la mise en œuvre des plans de contingence et de désengorgement annoncés par les autorités.
L’Etat perd chaque jour davantage le monopole de la violence légitime. De nombreux quartiers populaires sont transformés en zones de non-droit, où la vie de chacun est soumise au bon vouloir de gangs de mieux en mieux armés et organisés. La plupart des institutions publiques situées au centre-ville de Port-au-Prince sont désertées. Les bandits armés font régulièrement fuir du Palais de justice les autorités pourtant chargées de garantir l’ordre public ! L’Etat contrôle de moins en moins le territoire, y compris en province, et l’on se demande même parfois s’il n’a pas perdu le contrôle de la police dont les revendications se sont à plusieurs reprises exprimées dans la violence…
Des violations massives des droits humains se multiplient. Le dossier de la Saline est sans doute l’un des plus graves massacres de notre histoire contemporaine ; il n’est malheureusement pas le seul. Plus de soixante et onze personnes tuées dans cette nuit du 13 novembre 2018, des dizaines et des dizaines depuis, sans compter les femmes violées en série, les maisons incendiées, les centaines sinon les milliers de personnes déplacées, les corps calcinés abandonnés en pleine rue… C’est une génération délaissée qui est aujourd’hui initiée à la plus dure des cruautés…
Le problème est avant tout celui de l’impunité. Malgré les mesures conservatoires ordonnées par la Commission interaméricaine des droits de l’homme en décembre 2019, il n’y a même plus d’instruction, le dossier étant bloqué depuis des mois au niveau de la Cour de Cassation. C’est un message clair que l’Etat souhaite adresser aux victimes qui font le pari sur leur vie de porter plainte : à l’échelle nationale comme internationale, elles n’obtiendront ni protection, ni justice. La question de l’implication du pouvoir dans la perpétration de ces atrocités est posée dans de nombreux rapports, dont celui de la MINUJUSTH, ou encore celui plus récent, publié par le BINUH sur le massacre du BEL AIR. Ces accusations sont extrêmement graves ; pourtant, rien ne se passe.
C’est cette même impunité qui entrave la lutte contre la corruption. Malgré la mobilisation citoyenne et les rapports édifiants publiés par la Cour des Comptes sur le gaspillage et le détournement de milliards de dollars, il est à ce jour illusoire d’espérer l’organisation d’un procès PETROCARIBE.
Ces défaillances sont étroitement liées aux dysfonctionnements de la justice. La détention arbitraire est la règle. L’accès au juge n’est pas garanti aux prévenus qui passent des années en détention préventive qu’on dit « prolongée ». Il n’est pas non plus garanti aux victimes, en tout premier lieu celles de violences basées sur le genre, qui sont la plupart du temps réduites au silence. Le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) n’a pas été à la mesure de son rôle disciplinaire. Le processus de certification n’a jamais été mené à bien, les mandats des juges sont renouvelés au bon vouloir de l’exécutif. Loin d’incarner le renouveau d’un pouvoir judiciaire indépendant, cet organe collégial s’est enlisé dans l’instrumentalisation politique et un corporatisme tourné vers la défense des mauvaises pratiques – et en premier lieu le non-respect du tarif judiciaire. Appelant à une nouvelle grève qui va à nouveau paralyser le système, les magistrats dénoncent le pourcentage ridicule octroyé à la justice dans le dernier budget national.
Le processus électoral est quant à lui profondément perverti. Le Conseil Constitutionnel et le Conseil Electoral Permanent ne sont toujours pas mis en place, donnant lieu à un nombre incalculable de bricolages institutionnels. Loin de forger la démocratie, les élections génèrent avant tout ingérence, violence et instrumentalisation du pouvoir. Elles ne permettent pas d’établir un lien de confiance entre le peuple et ses dirigeants.
Nous nous trouvons plus que jamais dans une impasse politique. Il n’y pas plus de parlement, plus d’autorités locales, plus de gouvernement légitime. Le Président a déclaré la caducité des institutions dont il avait le devoir d’assurer la continuité. Des textes législatifs sont désormais adoptés par décret, sans consultation. L’absence de tout contrepoids institutionnel est encore renforcée par la prolongation de l’état d’urgence, qui met en péril le respect des libertés individuelles et suspend les procédures de passation de marchés publics. Les regards se tournent désormais vers la fin du mandat présidentiel. Comme souvent, la polémique se concentre d’abord sur l’interprétation, fluctuante, de la Constitution…. Cela fait près d’une année que les haïtiens expérimentent le confinement que le monde a découvert ces derniers mois ! Tout semble réuni pour que, dès la fin de l’épidémie, on retombe dans un nouveau pays lock…
A l’évidence, les objectifs fixés au Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti ne sont pas atteints. Lorsque l’on comptabilise les moyens investis depuis des décennies, la dégradation de la situation parait presqu’inintelligible. Les causes fondamentales de l’instabilité n’ont pas été résolues, au contraire, et l’on peut se demander comment les « amis d’Haïti » peuvent laisser faire tant de violences et de malversations… N’ont-ils donc pas les moyens de pousser l’Etat à rendre des comptes ne serait-ce que sur ses engagements internationaux ?
Il faut dire que le BINUH a hérité de plusieurs dossiers sensibles. Le drame du choléra a nourri une grande défiance envers les Nations Unies qui ont eu tant de mal à reconnaitre leur responsabilité – sinon leur culpabilité. Qu’en est-il des réparations pour les milliers de victimes ? Si le Secrétaire général a finalement annoncé vouloir assumer les conséquences de l’échec de la politique de tolérance zéro en matière d’abus sexuels, on ne parle pas de condamnation pénale ni même disciplinaire, les actions en reconnaissance de paternité et pension alimentaire restant quant à elles jusqu’à présent abstraites. J’assiste moi-même la famille endeuillée d’un jeune lycéen renversé par une voiture de l’ONU, à qui l’on avait assuré depuis des années une indemnisation qui n’est jamais arrivée.
Il y a une injonction contradictoire à vouloir à la fois garantir le respect des droits humains et accompagner un Etat faible. En voulant « épauler l’Etat », les missions lient leur destin à celui de ce dernier, risquant de perdre en objectivité, ne serait-ce que dans le décryptage des indicateurs. Et que se passe-t-il lorsque l’Etat lui-même viole les libertés fondamentales ? La question s’est posée en janvier 2010, lorsque les policiers de la MINUSTAH ne sont pas intervenus pour empêcher des agents de la police nationale de tirer à bout portant sur les détenus sans défense de la prison civile des Cayes…
La stratégie du « soutien international constant » doit être questionnée, lorsque la « force de la volonté nationale » est mise en doute. C’est le cas de la saga du « dialogue national »… C’est le cas également de l’appui offert au CSPJ ou aux institutions censées agir contre la corruption, lesquelles, loin d’être indépendantes, ont démontré leur volonté de ne pas agir pour le changement. La mise en place du Conseil National d’Assistance Légale est un autre exemple. Les bailleurs se sont félicités de l’installation rapide d’une direction ad interim dépendante de l’exécutif, qui a ainsi court-circuité la mise en place du Conseil d’Administration pourtant prévu par la nouvelle loi ! Le dernier communiqué de presse du BINUH a suscité pour sa part de très nombreuses critiques. Comment, dans ce contexte de vide institutionnel, appuyer un gouvernement contesté dans la réalisation d’une réforme constitutionnelle ?
La communauté internationale s’enferme dans un tête-à-tête avec le pouvoir. Son soutien semble davantage dépendre d’intérêts stratégiques que d’actions concrètes posées en matière de droits humains. De facto, l’impératif de stabilisation vient mettre en sourdine la contestation populaire, enrayant un contrepoids essentiel aux dérives du pouvoir. Il prépare de ce fait de véritables bombes sociales à retardement.
La société civile haïtienne est incontournable. Les Nations-Unies considèrent malheureusement trop souvent les organisations militantes comme de simples opérateurs de projet, sous-traitants ou faire-valoir de logiques bureaucratiques. Elles doivent pourtant jouer un rôle indispensable de vigie de la démocratie dans une situation où nous perdons chaque jour de nouveaux repères. Les acteurs de la société civile doivent être écoutés, relayés et accompagnés.
Je vous remercie de m’avoir aujourd’hui donné l’opportunité de vous le dire.